Quelque chose d’envoûtant dans ce nom. Un nom qui dépayse : Le Yaouanc. On dirait une matière éclatée. Musicale et imprononçable. Il faut s’y prendre à deux fois. Un nom à livrer au hasard. Crier, puis attendre… Écouter sous quelle forme l’écho nous le rendra. Notez qu’une certaine ressemblance s’établit entre cette tentative déraisonnable et la démarche d’un peintre que caractérise une invention têtue dont rien n’est prévisible, ni l’ordre ni le chaos. Il est difficile de décrire le geste qui le conduit à la chose peinte. Mais qu’il s’agisse de disloquer ou de bâtir, de disperser ou de réunir, d’assembler de minuscules fragments (collage) ou de nous faire pénétrer dans un monde où tout est démesuré (toile géante), ce geste ne laisse rien au hasard. (Disons, pour plus de précision, qu’il se situe à l’inverse du « dripping » d’un Pollock). Confiant comme le geste du semeur, cruel comme celui de l’entomologiste qui, ses épingles à la main, organise ses planches à torture, anxieux — mais combien contrôlé — comme l’est celui du joueur rassemblant ses dés avant de tenter une dernière chance, quel qu’il soit, il est ressenti par celui qui l’observe comme le geste d’un homme seul, poursuivant un songe. Ainsi se créent des espaces imaginaires. Souvent la vie s’en est retirée. Telle est la dernière manière de Le Yaouanc : espaces soumis à des agressions cosmiques, paysages indécis et énigmatiques, nécropoles éventées, chute verticale d’objets singuliers, stratifications figées, explosions, nappes fuyantes qui strient le ciel, habitacles illimitables.
Longtemps je l’ai cru étranger. Méprise excusable, résultant du dépaysement mental que suscite son nom ; c’était avant de le connaître. Mais bien que dorénavant sa nationalité me soit connue — on ne peut être plus Français : père breton, mère normande — maintenant encore je l’imagine venant d’une région qui n’aurait pas de place précise sur notre terre. Jamais on ne m’ôtera de l’esprit que Le Yaouanc est un mot qui pourrait se prononcer, s’accentuer, se rythmer jusqu’à prendre un autre son et se calligraphier de façons si diverses qu’il n’y aurait rien de surprenant, au gré d’une escale, à le trouver, avec un sens nouveau, désignant un lieu de prodiges et de mélancolie. Le Yaouanc… C’est ce nom de changeur penché sur un amoncellement de monnaies inconnues, un nom de vagabond ou de cleptomane, un nom de magicien dressant dans le ciel, avec une inépuisable richesse d’invention, des caprices architecturaux dont la rigueur émerveille. Enfin comprenez-moi, ce que je veux dire, c’est qu’il n’y a point de hasard à ce que ce bâtisseur infatigable — on serait tenté de dire ce bâtissomane — ait un nom d’aventure : Le Yaouanc.
Je l’imaginais témoignant sur toute sa personne d’un esprit mathématique, marchant à pas comptés, les cheveux sages. Or il a des jambes d’échassiers, la chevelure de Werther, de plus il ne marche pas, il flotte. Fixons notre attention sur une recherche vestimentaire à première vue suspecte. Si son but était non de plaire mais d’être remarqué on le condamnerait sans recours. Fort heureusement rien de commun entre l’indéniable souci du vêtement que manifeste Le Yaouanc et l’exhibitionnisme de certains bouffons du monde des arts parisiens. Moustaches en crocs, cannes à pommeaux, trônes mérovingiens… Laissons-leur leurs joujoux à ces pantins. Leur souci publicitaire est évident. Ne les nommons donc point. Ce qui chez eux est calcul, chez Le Yaouanc est sécession. Au fond de lui quelque chose s’enchante de bannir l’image de la bourgeoisie dont il est issu. Ainsi, à son oreille, un anneau d’or est le non qu’il oppose aux interdits qui ligotaient ses ancêtres. Ses tenues — treillis pour travailler mais aussi, pour sortir, cette folie du noir qui le prend — impossible de les considérer comme autre chose qu’un recommencement. La combinaison d’ouvrier zingueur de Picasso, aux premiers jours du Bâteau Lavoir… Dans les bistrots de Châtou, Vlaminck et Derain se donnant « le genre anglais » (Chaliapine, qui s’habillait à Londres, leur refilait ses vêtements usagers)… Si les jeunes gens pour vivre ont besoin de se sentir autres, après tout, libres à eux.
Je n’ai encore rien dit des circonstances de sa naissance. Le Yaouanc est venu au monde en un temps d’apocalypse. Il est né à Alençon le 18 mai 1940, dans la tristesse des maisons décloses. Ailleurs, c’était la migration des civils et des soirs d’une immense douceur. On imagine le premier voyage de celui que sa mère emporta dans une corbeille à ouvrage et, comme ça, jusqu’en Normandie. Rien qui ne soit étrange dans sa vie. À seize ans, il était de cette jeunesse dramatique qui vivait à New York jusqu’à la limite de ses forces ; à vingt ans, il voyait brûler l’Algérie.
Il se pourrait que Le Yaouanc feigne d’appeler peinture ce qui est en vérité la transposition inconsciente des déchaînements dont il a été le témoin. Ce monde en miettes, il le reconstruit à sa façon et lorsque les matériaux lui font défaut, il en fabrique à partir de ruines. Il connaît alors le vertige des briseurs d’images : aveugler une statue, ôter un palais à son fronton, décapiter un monument, éparpiller au souffle d’une révolution les chapiteaux d’une colonnade. Ô jeunesse des iconoclastes ! Et cette solitude d’écorché…
Edmonde Charles-Roux
Juin 1975