Louis Aragon, 1972

Dans un monde où plus rien n’a droit à l’avenir…

Dans un monde où plus rien n'a droit à l'avenir...

À propos

Ce texte de Louis Aragon, écrit en octobre 1972, constitue la préface au catalogue de l'exposition de Le Yaouanc à la galerie Odermatt à Paris en novembre 1972. Ce même texte est repris comme préface au catalogue de l'exposition au Palais des arts et de la culture de Brest en février 1973 (dont l'affiche est ci-contre), ainsi qu'au catalogue de l'exposition au château de Vascœuil en mai 1978.

Dans un monde où plus rien n’a droit à l’avenir, ni les forêts, ni les rêves, et pour combien de temps s’élèvent les villes nouvelles, tout est menacé d’être rayé d’autoroutes, le passé bâti s’écroule… un homme, assis devant des toiles nues imagine. Ce qu’il invente n’appartient qu’à lui. Rien n’est pris à ce qui fut. Ni à ce qu’il fit. Tout est nouveau royaume. Voilà la première donnée.

C’est un peintre, ce qu’on appelle ainsi. De quoi fait-il le portrait ? De ce qui n’existe nulle part que dans son miroir. Il y construit des choses sans nom, ou plutôt non : des chutes ou des équilibres de choses sans nom. Vous me demandez si c’est ressemblant ? Ce qu’on invente ne ressemble pas, mais semble. C’est la seconde donnée.

En fait, ceci a cessé d’être la copie pour devenir l’invention. C’est peut-être un chemin maudit que le peintre emprunte, mais c’est son chemin, voilà ce qui compte. Si je cherche à comparer cette démarche à ce qui fut la peinture, je veux dire les moments de la peinture, les bisons des grottes, la découverte du visage humain… enfin la pomme pour Cézanne ou le paquet de tabac pour Picasso… rien ne se résume cette fois à nommer l’objet de représentation. Puisque l’objet n’a pas de nom. Il n’est pas abstrait. Il n’est pas non plus la représentation d’une chose vue. Il est un objet en soit. Et de trois.

Un chemin maudit… Celui des Enchanteurs. J’ai toujours pensé, dès la première rencontre, qu’Alain Le Yaouanc appartenait à cette espèce inhumaine, comme lui issue de la forêt celtique. C’est peut-être Merlin. Je le soupçonne d’enfermer des fées dans les arbres. À ceci près que ses arbres ne sont pas des arbres. Ni des êtres. Que ce qu’il peint est la fois construction et déconstruction. J’entends ce qu’il peint, il faudrait en dire qu’il le dé-peint, mais vous m’entendriez mal, le verbe dépeindre étant toujours affligé d’un sens descriptif, et moi, je l’emploie dans un tout autre sens. Ceci demande explication.

J’ai vu un tableau de Seurat, une version du Cirque, aujourd’hui en Amérique, où le coup de fouet de l’écuyer coupe en deux la toile : au-dessus du fouet il y a la couleur, mais le fouet la détruit et toute la partie inférieure du tableau est ce qu’on appelle du non-peint, comme si le coup de fouet avait soufflé, coupé, la vue. Matisse, lui, a employé le non-peint comme une couleur en soit. Il y a des Picasso dont le charme (au sens de Merlin) tient précisément dans le non-fini, ou ce qu’on tient pour tel, l’opposition d’une peinture travaillée et de la toile non-peinte, et je pense à ce portrait de femme sur un fauteuil que j’ai vu encore du temps de la rue La Boétie, vers 1920, que le peintre a livrée telle au catalogue de ses œuvres, avec la beauté de l’inachevé, son mystère. Chez Le Yaouanc, la « dépeinture » tient au contraire du fini. L’aventure est autre, et c’est ce qu’il peint ou dépeint, ce qui tombe ou se défait, dans son déséquilibre même.

Quatre.

J’irais à cent. Et n’aurais rien dit encore. Les préface-prospectus ne sont pas mon fort. Tout ici me semble, dans ce que j’écris, escamotage. Demandez au peintre de quoi il fait le portrait. Et puis regardez s’écrouler, billes ou pavés, les éléments d’une vision, comme un soir de tremblement de terre. Ou s’envoler ce qui n’est ni la plume ni l’oiseau.

Ce peintre est le pas d’après. Le saute-mouton qu’il pratique aucun préau ne l’a connu. Voilà ce qu’il faudrait comprendre. Et remarquez, je vous prie, que le propre de sa peinture est de rendre réel ce qui n’existe pas. Ou pas ailleurs qu’où il peint. Remarquez qu’il vous fait croire au relief, c’est-à-dire à la non-peinture, et cela à force de savoir peindre. J’ai toujours l’envie de toucher les rebords d’un objet qui n’existe pas, pour savoir s’il est imité. Cela est étrange, et donc, faute de touche, je me demande s’ils sont le portrait du blanc, ou le blanc même. Remarquez. Le doigt vaut l’œil dans la peinture.

Prenez garde. Il faut quarante ans, cinquante, pour lire un peintre d’habitude. J’ai pour ma part, j’ai toujours eu le goût de le déchiffrer à l’état naissant (André Masson, Yves Tanguy, Max Ernst, Joan Miró, par exemple, ah, j’oubliais Paul Klee !). Avec Le Yaouanc, on n’a déjà que trop attendu.

Louis Aragon