Ce que j’écris n’est pas intervenir. Je parle tout simplement d’un homme ne possédant comme ayant droit qu’une amitié de bientôt 15 ans, passeport peut-être à l’envie que j’ai d’écrire aujourd’hui sur lui ces quelques lignes. Toutefois, à l’impossibilité nécessaire — je dis nécessaire comme je dirais arbitraire — de coiffer d’une référence ce qui ne peut être référencié, parce qu’il appartient plus à nous d’en voir la vie courir, s’exagérer, se métamorphoser, s’approcher du coup qu’elle donne, cette œuvre fantastique nous rend le sourire que nous lui témoignons.
Ce travail immense parmi la multitude des tendances, des gestes en tout genre et j’en passe, des travaux mort-nés dont on ne fera pas même un manchon, apparaît comme une Tour de Pise dans un désert de casseroles. Ce qu’il fait est beau, voici la vraie donnée, beau comme après la pluie, beau comme tout ceux qui vous manque, tout simplement beau. Cette œuvre disais-je, appelez ça comme vous voulez, cette envie de faire, peut-être, cette conséquence, pourquoi pas, m’apparaît tout d’un coup, tout du coup qu’elle porte, comme une poutre intransportable parce qu’il eut fallut pour la mettre sur son épaule en connaître le mode d’emploi, un de ces tours qui vous laisse confondu à l’envie d’en faire autant… avec des mots. Je m’égare, je disais que cet homme ou peut-être cet animal, s’il marche au compas, à l’équerre, au cordeau au niveau d’eau, a des façons surprenantes d’égarer ses suiveurs, ses rabatteurs. Si du plus loin qu’il vous voit il vous emboîte le pas et que l’absence qui s’ensuit — si vous manquez la parade — est le coup d’après, la balle rebondit (moi aussi je fais un collage) et, je disais… ah oui, si le poème est la charnière du ciel qu’il propose, mieux vaut se promener avec un paratonnerre, un mini-paratonnerre, un objet qu’il inventera sûrement, pourquoi pas — il aime tant les objets qu’on croit ne servir à rien — …un Sphinx à roulettes que j’ai vu chez lui, cet objet qu’il préfère : la Face Nord, ce classique, comme il dit, que la seule ébullition de la poitrine n’a rien a envier à l’évaporation d’une ruche ; j’oubliais Judith au visage conique, dont la gorge entourée d’une mappemonde flétrie hurle comme un point virgule sur l’antichambre de l’étagère à devinettes. D’autres encore ont l’air de vous demander au passage l’orthographe de leur nom, mais je me trompe peut-être, ceux là ne peuvent qu’être nombres, compte a rebours en mouvement, temps d’une durée verticale et minutée qui ne s’achèvera qu’à la stridulation du locuste. Si la hiérarchie de cette famille a été consommé, sans doute n’y manque-t-il plus que l’oncle et la tante et aussi le passager clandestin — l’objet que Le Yaouanc n’aura pas fait et qu’il ne saura reconnaître comme étant sien — une troisième personne qui équilibrera par sa présence et la vitesse de son inertie cette réalité tapageuse. Noyée dans une mer dont la porte est un puits, la moisson de ces têtes n’aura pour faire naître que l’ouverture d’une seule bouche d’où jaillira le cri, l’oiseau, me masque, le baphomet… l’apocalypse… J’y ai vu Napoléon à Sainte-Hélène, l’homme aux yeux de bois, j’ai vu, l’objet-souvenir d’un coup de téléphone…
Cela a commencé par le point — j’imagine — le point qui fut ligne et trait d’après, puis la courbe qui a donné à la main la chance de préciser l’espace, par l’angle droit qui défigure la réalité et fabrique une interrogation [une erreur de composition et de retranscription figure en pages 25-27 du livre : nous rétablissons ici la phrase complète dans sa version originelle]. Le champ de la vision s’est ouvert au jeu improbable de l’écriture devenue électrique, et dans cette réalité nouvellement calculée, l’œuvre a tissé sa soie pour protéger sa chrysalide et faire nid. Ici tout est neuf, tout est sorti de l’histoire, car le cri lancé n’a pas encore franchi le périmètre de son écho. L’émission continue, le rêve croit dans son zigzag de son désir. Je ne voulais rien dire de tout cela. Cela m’est venu parce que je n’y pensais plus, parce que j’avais oublié le peintre et tous les supports qu’il a fallu pour que cette œuvre puisse durer, tous les temps qu’il a fallu pour conjuguer au présent, toutes les difficultés qu’il a fallu contourner, toute la vie qu’il a fallu tuer.
Les premiers travaux d’Alain Le Yaouanc furent des dessins construits, gouachés, infernaux, qu’il appelait tout simplement ses gouaches. L’importance capitale de ces quelques dessins qui furent le foyer indéniable de tout ce que nous avons la chance de voir aujourd’hui, montre à quel point son souci d’abîmer (employé dans le texte au sens d’attendre) l’espace fut l’eau de sa vie. L’homme a pris des risques énormes : l’impossibilité de se trahir et la constante réciproque qu’il a du retrouver à chacune de ses haltes, n’ont pu en aucun cas lui laisser le loisir d’être de ce monde.
Pour Le Yaouanc, il n’y avait pas de limites, frapper le poisson dans l’eau ou se jeter par la fenêtre. Tireur invincible, il a dans l’une des pièces maîtresses de son cette époque atteint le sublime : immense gouache sur laquelle il travailla pratiquement trois mois sans interruption. On y voit la Montagne Sacrée, le Mont Méru, les Gopurams qu’il faut passer, le Dieu Pan qu’il faut rencontrer, l’Empilement Kâf et le Corps devenu Athanor… Le Yaouanc est très discret sur cette œuvre. Il ne la montre pratiquement jamais. Cela se passait en 1966.
Mais l’espace est dangereux et ne réserve à son inventeur que des miettes inconsommables. Le geste a continué, l’harmonie s’est mise debout et la fantastique raison humaine qui équilibre aussi bien les crimes que les déficits, a su implacablement organiser. On fait des trous dans les murs, on provoque la peur et la poésie est toujours là, salvatrice, abrupte, complice. La pensée sait engendrer, sait traverser les guets.
J’ai l’impression par moments que Le Yaouanc a subi tous les baptêmes, aussi bien celui du feu que ceux de l’eau, celui du froid que celui du chaud. L’œuvre est immense et l’insondable mer de mémoire qui la supporte n’a d’égal que dans la chute qu’elle propose. J’ai pu croire par moments que l’homme allait renier son identité d’archéologue, qu’il allait, dans sa lutte avec l’autre, abandonner l’emploi de son verbe. Cela n’arriva point. Cet homme à facettes, aux personnalités déconcertantes, aux tailles diverses, géant la nuit, nain le matin, aux mains en serres d’oiseau, a su écheveler le temps de son enfance et enfermer dans sa lampe d’Aladin le pouvoir de ne jamais se faire reconnaître. Il y eu le temps des gouaches et cela n’est pas peu dire… Puis, comme à l’accélération de sa pensée le trait n’y suffisait plus, Le Yaouanc a puisé dans l’éternel glossaire de l’objet gravé, de la réalité encyclopédique du monde rendu lilliputien. Il n’a plus dessiné l’oiseau, il l’a pris. Il n’a plus, avec sa règle, son tire-ligne et son équerre dessiné le cube ou tracé le cercle, il les a tout simplement jetés à l’aimantation de sa cible : la transparence. Ce que je dis est équivoque, néanmoins, peu ont vu dans les gouaches, les collages et dans l’œuvre entière ce souci permanent de Le Yaouanc d’ajouter ce que l’on ne voit pas : cette transparence, cette réserve d’une distance renouvelable que seul un moment d’inattention pourrait encore dissiper. S’il y a eu plusieurs dynasties de collages, la première contient les découvertes attachantes dont il ne s’est jamais séparé.
Cette inhabileté du premier pas lui donnait d’emblée dans le pays du collage le fief important qu’il méritait. À une époque déjà lointaine, il appela le produit de ce gisement miraculeux : L’Encyclopédie Métaphysique. C’est l’exposition qu’il fit cette année là (exposition à la galerie Maeght, décembre 1970) qui lui valut de rencontrer Aragon et d’émerveiller celui-ci. Les titres qu’il donnait à ses collages : Le Goliath au pied du mur, Le Mercenaire dévoile son passé, L’Aventure dans un flacon, L’Objet futur n’est pas encore répertorié…, étaient comme autant de brandebourgs d’un dolman de neige. Chose curieuse, dans le millénaire de son invention et dans les durées multiples qu’il inaugura, un bâtard est toujours sorti de la niche pour courir après la meute : gouaches au sommet de l’heure, dessins l’après-midi, collages le matin, peintures le soir objets à la fenêtre de sa falaise, projets encore rendus minuscules pour mieux les porter, Le Yaouanc a su répondre à toutes les vacuités de son intelligence. À vrai dire, nous devons de connaître Le Yaouanc grâce à Patrick Walberg qui sut, dès la première rencontre avec celui-ci, en reconnaître les dons et les présenter.
Quelque soit aujourd’hui en France l’esprit de la peinture, de la tendance qui accrédite l’œuvre, à l’agacement d’une philosophie du défait, du trop simple ou du défiguré — cette nécessité de donner au manque ce valoir sur la pensée — notre surprise est grande quand ce qui devrait être vu et su est invariablement soumis à la nuit de l’indifférence tentaculaire.
La peinture de Le Yaouanc apparaît au sommet de cet indéchiffrable rejet, comme un pont lancé avec la précision d’une de ces machines à conquérir l’espace vers une génération prochaine et dont le code caché ne sert à faire pour l’instant que des avions d’écoliers.
Il y a des hommes dont la seule vie est de faire, indépendamment de nos volontés et de nos classifications. Il y a des hommes, je dirais plutôt des êtres, qui achèvent dans la verticalité de leur nuit et dans le silence de nos mépris l’ébauche de nos perceptions. Appelons ces gens poètes, voyants, adeptes, artistes, apprentis, ces hommes articulés dont la mémoire est comme l’étalon de notre refus se doivent être aussi, de par la nature de leurs gestes, des sages. J’entends faire de ce mot l’emploi qu’on lui fait peu : magicien. Celui dont je parle ici est de cette nature, de la tribu de ceux qui détiennent au fond d’eux-mêmes le secret de nos existences et qui connaissent le pas d’après, cette exagération invisible de la mort qui devient par la torsion d’un plaisir qu’eux seuls savent pratiquer, entendement, ouverture, voire même reconnaissance.
Rarement ces gens ont eu un visage. Mais plutôt par le masque qu’ils osent agrafer au rictus de leur profil, ils portent comme garde aux mouvements de leur coup, le front luciférien d’où s’échappe peut-être encore la pierre. Dans cette œuvre fondamentale où la magie exerce à chaque instant son pouvoir, nous nous trouvons toujours confrontés au vertige que donne la symbolique du non-parlé et du non-écrit. Seuls l’audible et le sonore sont la tige du cheveux que notre dent accroche.
Tout demande pour être su d’en savoir un peu. Ce travail au visage de Janus nous demande l’effort de pouvoir concilier au même instant deux actions contradictoires, deux rêves opposés, nous demande de mêler le haut et le bas, le toucher et l’aperçu.
Le Yaouanc, et tout ses hiéroglyphes, est l’instrument tatoué d’une génération future, de ces garçons naissant aux charnières des époques troublées et dont la vie dans son aspect marginal et aberrant, mais véritable pouvoir, ne semble pas avoir plus d’importance qu’un sou jeté dans une fontaine.
Carmen Martinez
Paris, avril 1979