Des univers superposés, de natures différents : telle est, aimerait-on dire, la vision d’Alain Le Yaouanc. L’un de ces mondes est formé d’éléments reconnaissables, pris dans la réalité quotidienne, que la peinture bouscule un peu, non sans une nostalgie presque tendre. Là s’accumulent des personnages, rencontrés dans la rue, ou plus exactement dans les rues des romans, jadis et naguère. Entre eux se glissent des arbres, des espaces verts, des nuages, des fragments de bâtisses. Ce monde là est habitable ; ou, à la rigueur, il pourrait l’être dans un impossible ailleurs sur lequel ils sont projetés. Le réel sert à se moquer du réel : il ne serait qu’atrocement acceptable s’il s’imposait. Il convient de le désarticuler ; et d’abord, de le peupler d’êtres exceptionnels. Les espaces d’Alain Le Yaouanc se peuplent ainsi de héros qui luttent à la fois contre les forces de l’enfer et contre les sommeils du paradis ; des personnages sortis de quelque Renaissance italienne se débattent là, et finissent par vaincre non point l’esprit du mal ou du bien, mais, plus scandaleusement, des idées abstraites incarnées par des rectangles, des cubes, des lignes mêlés comme autant d’autres personnages à ceux qu’on sait de chair. Donc, un cosmos d’abstractions envahit le domaine de l’homme, et rivalise avec lui : athlète contre pyramide, demi-dieu contre isocèle, esclave contre parallèles, citoyen apeuré contre trapèze. Ce qui vit et ce qui est forme pure ont même valeur morale, ou sensorielle. L’univers des formes et l’univers des êtres veulent s’interpénétrer en de riches et terribles noces, de sorte que les êtres s’en trouvent comme désincarnés, et que les formes géométriques y acquièrent comme une âme, ou une souffrance. Il faut vivre là en bonne intelligence avec le cercle, comme s’il respirait, et avec le carré comme s’il était un frère aîné un peu encombrant. Sur le plan tridimensionnel, celui des objets, cela peut se traduire ainsi : une tête de jolie femme en plâtre est fracassée par un cône ostentatoire qui lui tient lieu de visage, entre le sourcil et les lèvres. Où ces épousailles contre nature se situent-elles ? Le plus souvent, c’est hors des limites du palpable, quelque part où l’aventure rejoint l’air raréfié, la stratosphère, loin de la terre, loin de l’œil normal. Dans ce jour d’au-delà les jours, et dans cette nuit sidérale, êtres et formes deviennent des symboles. Le corps et le chiffre petit à petit y intègrent la même matière, ou la même absence de matière. Si loin, plus rien n’est insolite. Pour obtenir cette impression de dépaysement, de mystère et en même temps de dérision, les moyens sont variés. Certains restent classiques, ou peu s’en faut. Les huiles se trouvent en petit nombre, comme si Alain Le Yaouanc se tenait en réserve pour cette forme exigeante et grave de l’art. Il en achevé quelques unes ; elles le hantent, et il n’a toujours pas osé y revenir. Il sait qu’un jour il en peindra d’autres, quand il aura fait l’expérience des méthodes nouvelles, que chaque jour il multiplie. Moins rares sont les dessins, qui sont de deux sortes : les compositions à personnages, qui semblent des illustrations de rêves monumentaux, où éléments et personnages s’acheminent vers une destinée épique de métamorphoses continuelles, sans répit ni pardon ; et aussi, les architectures aériennes, comme si le carrefour de plusieurs espaces vertigineux, où le vertige précisément se ferait loi géométrique, dans une grande respiration de lignes et de surfaces en fuite perpétuée. Du dessin à la gouache le passage est imperceptible ; la couleur alors se fait essentielle et se dispense de charmes fallacieux. Une économie stricte ne joue jamais à tendre des pièges inutiles. Les objets sont des éclatements d’objets : une rage de poète doit en démentir à chaque instant l’emploi désormais inacceptable. Ce qui fut ustensile ou simple copie blanche du réel, se retourne contre son esclavage et se moque de la réalité. Comme du temps de Dada, la chose est le contraire de ce qu’elle prétend être ; l’esprit est pourtant nouveau, si on le compare à celui de 1917 ou 1922, époque à laquelle il importait avant tout de prôner un sabordage du convenu. On dirait, aujourd’hui, que chaque objet contient un secret insensé mais inquiétant, et qu’il appartient à l’artiste de le dévoiler… ou du moins donner le sentiment qu’il pourrait se laisser saisir. Entre le dérisoire et le fabuleux, des couloirs, des passages, des labyrinthes sont ménagés, dans une atmosphère de rigueur mais de mystère. Quelque part, dans un pays qui n’est pas encore découvert, les objets obtenus de cette manière sont chose courante, il ne faut pas en douter car ils s’imposent, insolites, péremptoires, presque dictatoriaux. La seule question — elle est primordiale — qui se pose est d’accéder à ce pays, résolument introuvable. La prédilection d’Alain Le Yaouanc — on a envie de dire : la forme de création qui lui vient avec le plus d’aise, comme si de la répéter cinq ou six fois par jour ne lui causait aucun effort — va à de curieux collages, où il est passé maître depuis longtemps déjà. Dans une première phase, il choisit le matériau : des gravures anciennes dont il découpe un personnage, ou un objet élégant, des détails de catalogues, des alphabets ou baroques ou classiques, des matières diverses souvent en carton ou en bois, sinon en celluloïd, des motifs géométriques aussi. À ce premier choix il ajoute des formes plus libres qui rappellent par exemple les végétaux, tantôt trouvées dans des livres ou des illustrés, tantôt qu’il a peintes lui-même avant de les découper. Ces éléments disparates, il les groupe, les mêle, les fait s’interpénétrer, parfois avec un ordre apparent, parfois comme guidé par l’ivresse du hasard. Lorsque son intuition lui dicte de terminer le brassage et que le résultat obtenu le satisfait, il épingle les composantes et les laisse se fonder en un paysage unique, au mur. Un peu de temps suffit à des corrections, des substitutions, des soustractions. C’est la seconde phase : le choix obtenu doit s’imposer à l’œil et aux facultés raisonnantes qui ne veulent jamais éliminer la surprise ni l’absurde. La troisième phase est purement technique : les épingles sont remplacées par le collage proprement dit, avec un rien de relief obtenu par un léger rembourrage. Jusqu’il y a quelques mois, c’était le procédé courant, techniquement parlant. Depuis, il s’est sensiblement modifié, dans le sens d’un enrichissement désormais sans cesse renouvelé. Les collages ont d’abord servi, comme par transparence, à des frottages : un paysage insolite se couvrait d’une sorte de glacis, ou de matière qui, grâce au crayon ou au fusain, semblait la traduction d’un réel saisi à travers une brume. Plus tard, les collages furent photographiés, de sorte que leurs composantes se fondirent en une matière unique, au second degré. La chaîne ne pouvait cesser. À partir des frottages, il était possible d’aboutir à de nouveaux éléments qui y furent découpés ; de la même manière furent découpées des photos. Ces découpages, à leur tour, donnèrent les éléments d’un collage futur, en somme composés aussi bien de détails nouveaux que de détails pris dans le frottage ou la photographie obtenus sur la base d’anciens collages. On voit que la formule est pratiquement inépuisable. Bien entendu, la technique est au service d’une conception du monde — inconsciente ou consciente, peu importe : disons, qui doit à tout instant surprendre celui qui en est habité — devant laquelle elle s’efface. Ce monde-là, avec ses pans mystérieux pris dans le réel volontairement ou atrophié ou dévoyé, avec ses éléments abstraits qui ont une présence charnelle et impitoyable, ses graphies qui ont l’air de méconnaître ce à quoi elles furent destinées à l’origine, avec ses gravitations cosmiques aussi, au sein d’une économie stricte, Alain Le Yaouanc en est aujourd’hui le gérant inspiré. On le sent en possession de mille possibilités d’ordre professionnel : il sait que l’essentiel est de les dépasser par, précisément, une conception inaliénable où les certitudes et les virtuosités de l’artisan servent une philosophie du mystère.
Alain Bosquet